Maladies neurologiques : la piste des rétrovirus endogènes
Quel point commun entre les formes graves de Covid-19, la sclérose en plaques, maladie neurologique affectant 2,8 millions de personnes dans le monde, et la schizophrénie, qui touche 600 000 Français ? A priori aucun. Sauf si on s’y penche de plus près, pointe Coralie Hancok.
En avril dernier, deux équipes de chercheurs ont annoncé avoir fait une découverte étonnante. En Italie d’abord, l’équipe de Claudia Matteucci, de l’université Tor Vergata de Rome, a analysé le sang de 30 patients atteints du Covid-19. Or certaines de leurs cellules du système immunitaire, les lymphocytes T, exprimaient une protéine très particulière, qui n’a pas été retrouvée dans le sang de 17 donneurs non atteints par la maladie. Surtout, plus le pourcentage de lymphocytes T exprimant cette protéine était élevé chez un patient, plus les symptômes respiratoires étaient graves.
Au Centre international de recherche en infectiologie de Lyon, l’équipe de Branka Horvat a, suite à cette nouvelle, décidé de mettre en contact des cellules issues du sang de donneurs sains avec le virus SARS-CoV-2. Bingo : les lymphocytes de 20 % des donneurs se sont également mis à exprimer cette protéine. L’infection au Covid semble bien en activer la production. Étrange… Car cette protéine particulière n’est pas inconnue des neurologues et des psychiatres : on la retrouve dans le cerveau d’environ la moitié des personnes souffrant de schizophrénie ou de troubles bipolaires. Et on la détecte également chez des patients atteints de sclérose en plaques. Son nom ? Protéine d’enveloppe HERV-W.
DES RÉTROVIRUS RANIMÉS PAR UNE INFECTION
Drôle de point commun ! Mais là où les choses sont plus surprenantes encore, c’est que cette protéine est codée par des gènes certes présents dans notre génome humain, mais ayant pour origine… un virus. D’où son nom, d’ailleurs, HERV signifiant Human Endogenous Retrovirus, tandis que le W indique l’appartenance à une certaine famille – il en existe plusieurs – de rétrovirus.
Rappelons-le : au cours de notre évolution et à plusieurs reprises, des virus à ARN, la plupart du temps non pathogènes, sont parvenus à pénétrer à l’intérieur de nos cellules et à fusionner avec notre ADN (voir arbre double page précédente) . La plupart des organismes vivants voient leur ADN transcrit en un brin d’ARN, lui-même traduit ensuite en protéine. Mais à l’inverse, le génome ARN des rétrovirus peut être transformé en ADN grâce à une enzyme particulière, la transcriptase inverse. Puis, grâce à une autre enzyme, ces rétrovirus peuvent ensuite pénétrer dans le noyau des cellules, et intégrer l’ADN de leur hôte.
« Une infection grippale pendant la grossesse accroît le risque de schizophrénie chez l’enfant à naître. HERVÉ PERRON, Chercheur à l’université de Lyon 2, directeur scientifique de Geneuro »
Et lorsque cette intégration a lieu dans les cellules sexuelles d’un hôte, les rétrovirus peuvent être transmis à sa descendance. » Comme ils sont aussi capables de produire des copies d’eux-mêmes, celles-ci se sont accumulées au fil du temps dans notre génome, si bien qu’aujourd’hui, les rétrovirus endogènes représentent 8 % de notre ADN. C’est plus que tout notre ADN codant qui, lui, n’en représente que 3 % tout au plus ! » explique Hervé Perron, coauteur des deux articles publiés en avril dernier sur le Covid-19, et chercheur à l’université de Lyon.
Reste que, depuis leur « endogénisation », la plupart de ces séquences d’ADN virales ont été altérées, suite à des mutations par exemple, et elles ne sont plus actives. Et même lorsque ce n’est pas le cas, leur expression est fortement inhibée. Si bien que l’on a longtemps considéré ces gènes comme étant de l' »ADN poubelle », des vestiges de notre longue histoire évolutive, sans utilité ni effet.
Sauf que non. À partir des années 1990, plusieurs études ont révélé la présence de protéines synthétisées par ces rétrovirus. D’abord dans le liquide céphalorachidien de patients atteints de sclérose en plaques, puis, quelques années plus tard, dans celui de patients schizophrènes. Étrange… Ces rétrovirus n’étaient-ils pas non fonctionnels ? En réalité, certains sont juste endormis. Et il suffirait parfois d’une nouvelle infection, une maladie comme une grippe, pour les réveiller… » On sait depuis longtemps qu’une infection grippale pendant la grossesse augmente le risque de schizophrénie chez l’enfant à naître. Plus récemment, d’autres études épidémiologiques ont montré un lien entre les cytomégalovirus et les psychoses, et entre virus d’Epstein-Barr et la sclérose en plaques « , décrit Hervé Perron.
Toutefois, ces virus – cytomégalovirus, de la grippe et d’Epstein-Barr – ne s’attaquent pas du tout au cerveau. Comment pourraient-ils provoquer des psychoses ou encore des schizophrénies ? « Ils agissent indirectement, en réactivant certains virus endogènes, répond le chercheur. Et ce sont ensuite les protéines issues de ces virus endogènes qui provoquent des dommages sur le cerveau. »
Une protéine issue d’un rétrovirus endogène ravage les neurones
Une infection active la synthèse de la protéine rétrovirale…
Cette protéine d’enveloppe HERV-W est larguée dans le milieu extra-cellulaire.
…qui provoque la sclérose en plaques
Dans la substance blanche, la protéine se fixe sur les microgliocytes, qui se mettent alors à attaquer la myéline. Elle bloque aussi l’action des oligodendrocytes chargés de réparer la myéline. Les lésions progressent et ne sont plus réparées.
…ou la schizophrénie
Dans la substance grise, la protéine agit aussi sur les microgliocytes qui sécrètent des cytokines. Celles-ci empêchent la fixation des récepteurs NMDA dans les synapses glutamatergiques, qui ne fonctionnent plus correctement. Des symptômes psychotiques émergent.
UN LIEN AVEC LES FORMES GRAVES DU COVID
La boucle est bouclée. Mais jusqu’à présent, l’activation des rétrovirus endogènes suite à une nouvelle infection n’avait été montrée qu’ in vitro. » En 2018, nous avons par exemple prouvé que l’Herpès virus humain 6 en était capable, et nous avons mis au jour les mécanismes par lesquels il parvenait à activer le rétrovirus « , indique Branka Horvat. De même, la présence in vivo de protéines HERV-W était constatée a posteriori, lorsque les patients développaient des pathologies neurologiques ou psychiatriques, soit bien des années après l’infection à l’origine de l’activation des rétrovirus.
C’est ce point précis que les récentes études menées sur le Covid-19 viennent éclairer. » Pour la première fois, on voit en direct un virus activer un rétrovirus endogène et provoquer une cascade immunitaire », souligne Hervé Perron. Au point même de suspecter l’intervention de ces rétrovirus dans les formes graves de Covid-19. Sachant les dommages qu’ils peuvent provoquer sur le cerveau, les rétrovirus endogènes pourraient-ils aussi expliquer les complications neurologiques, comme la perte d’odorat, et psychiatriques, observées chez certains patients Covid ? » C’est une possibilité « , acquiesce Branka Horvat.
Il faudra bien entendu de nombreuses recherches pour le prouver. D’autant que les mécanismes à l’origine des dérèglements psychiatriques et neurologiques causés par ces rétrovirus endogènes commencent à peine à être mis au jour (voir infographie).
HERV-W ET COMPORTEMENT PSYCHOTIQUE
Ainsi, ce n’est que l’été dernier que l’équipe de Laurent Groc, neurobiologiste à l’université de Bordeaux, a élucidé une voie cellulaire et moléculaire activée chez les patients psychotiques. » Nous avons injecté, dans le cerveau de rats âgés de quelques semaines, de l’ADN exprimant la protéine d’enveloppe HERV-W. Nous avons alors observé que celle-ci induisait un dérèglement au niveau des synapses dites glutamatergiques « , explique Laurent Groc. Plus précisément, la protéine exprimée par le rétrovirus endogène pousse des macrophages du système nerveux, les microgliocytes, à sécréter abondamment des cytokines. Et celles-ci empêchent des récepteurs particuliers, dits NMDA, de s’ancrer durablement dans les synapses des neurones.
» La synapse se retrouve avec moins de récepteurs NMDA alors qu’ils sont essentiels à sa maturation, son fonctionnement et sa plasticité. Elle perd alors un peu la boussole et le réseau n’est plus capable d’apprendre « , détaille Laurent Groc. Ce qui se répercute fortement sur la santé mentale : une fois adultes, les rats chez qui la protéine d’enveloppe HERV-W avait été exprimée avaient des comportements de type psychotique. Maintenant que l’on a identifié un coupable, le rétrovirus endogène et sa protéine associée, pourrait-on envisager des pistes thérapeutiques non pas pour une, mais plusieurs maladies neurologiques d’un coup ?
Concernant la schizophrénie, ce n’est pas pour tout de suite. » Toutes les formes ne sont pas dues aux rétrovirus endogènes. Avant d’envisager un traitement, il faudra d’abord caractériser les sous-populations de patients pour lesquelles c’est effectivement le cas « , tempère Hervé Perron. Et Laurent Groc d’ajouter : » Il faudra également déterminer à quel moment agir. Peut-être dès la naissance, auquel cas il faudrait envisager de dépister la protéine HERV-W chez tous les nouveau-nés, à la manière des dépistages néonataux qui se font déjà pour d’autres maladies. Ou alors à l’adolescence, lorsque les premiers symptômes de schizophrénie apparaissent ? »
Les rétrovirus endogènes peuvent avoir des effets positifs
Dans les années 2000, des chercheurs français ont prouvé que deux protéines codées par des rétrovirus endogènes, baptisées syncytine-l et 2, étaient nécessaires à la formation du placenta lors de la gestation. Mieux : ces syncytines sont capables, comme les rétrovirus endogènes pathogènes, de modifier la réponse immunitaire. Cela pourrait expliquer pourquoi le fœtus, qui possède 50 % d’ADN paternel et donc reconnu comme étranger par le système immunitaire de la mère, n’est pas rejeté par celui-ci. Ainsi, l’intégration de ces rétro virus, il y a plus de 100 millions d’années, dans l’ADN d’animaux ovipares pourrait être fondatrice dans l’apparition des mammifères placentaires… Rien que ça !
DES ESSAIS CLINIQUES EN COURS POUR LA SCLÉROSE EN PLAQUES
Pour la sclérose en plaques, en revanche, des essais cliniques sont d’ores et déjà en cours. Ainsi l’entreprise Geneuro, dont Hervé Perron est le directeur scientifique, a développé un anticorps, le temelimab, capable de neutraliser la protéine d’enveloppe HERV-W. Et il est actuellement testé chez des patients en Suède. » On a montré que le temelimab améliorait la densité en myéline sur les images d’IRM. Si les conclusions de la phase II confirment ces résultats, nous pourrons passer à la phase III en début d’année prochaine « , déclare le directeur scientifique.
Enfin, l’implication de la protéine HERV-W dans le Covid-19 offre aussi des perspectives. Pour mieux prédire l’évolution de la maladie, par exemple. » Toutes les personnes qui en sont atteintes ne développent pas une forme grave, souligne Branka Horvat. Mais nos collègues italiens ont montré que tous leurs patients pour qui c’était le cas exprimaient la protéine HERV-W. Cela pourrait signifier qu’il existe une signature génétique, que seulement une partie des patients Covid expriment la protéine rétrovirale, et que l’on pourrait prédire l’évolution négative de la maladie en mesurant cette expression. »
Aussi, le temelimab pourrait être utilisé pour prévenir le développement de formes graves chez ces patients qui expriment la protéine HERV-W ; des essais cliniques devraient démarrer en ce sens dès cet été. Et si le point commun entre ces différentes maladies n’était pas seulement une protéine, mais un futur et même traitement ?
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