Pourquoi il faut réapprendre à parler de la mort à nos enfants
Pourquoi il faut réapprendre à parler de la mort à nos enfants
Avec les récents à-coups provoqués par la tentative de passage au Sénat de la proposition de loi sur une « assistance médicalisée permettant une mort rapide et sans souffrance », l’urgence d’un débat autour de la mort s’est à nouveau fait sentir. L’impression d’une opposition nette entre partisans des soins palliatifs adoucissant la fin de la vie jusqu’à la mort et ceux de la mort choisie demandant une euthanasie avec une assistance médicalisée ne doit pas faire écran devant le véritable débat. Il s’agit bien du débat sur la mort.
Contrairement aux animaux, qui n’ont ni rites funéraires, ni sépultures, ni culte de leurs morts, toutes les sociétés humaines procèdent depuis au moins 100 000 ans, à l’accompagnement de leurs mourants et surtout de leurs morts. Mais c’est en raison même de cette prise en charge collective, en temps de paix, de la souffrance liée à la rupture définitive du lien familial et social, que nous avons tenté de fuir notre destinée biologique.
Or, notre époque postmoderne voit chaque société humaine, qui avait confié aux religieux la tâche de construire les représentations d’un au-delà, les vider petit à petit de leur sens. La mort est dorénavant sans âme. Elle n’est plus qu’un grand vide. Au mieux une absence, au pire, une injection létale.
Si les religions ont longtemps investi la mort comme lieu de savoir et de pouvoir, l’homme matérialiste du XXIe siècle a accompli un transfert vers d’autres détenteurs d’un don de vie et de mort. L’espoir porté par la plupart des croyances est dorénavant construit autour de la médecine. Or, la mort ne peut être déplacée dans le champ médical. Elle devrait revenir dans le champ social et spirituel. L’idée que la mort soit contrôlable ou maîtrisable par chaque individu est une demande récurrente qui ne se heurte plus qu’à la barrière de la loi.
Or, avant d’entamer un débat sur la légitimité d’anticiper la mort de celui qui le demande, nous pourrions nous questionner sur notre peur de la mort, crispée sur l’idée de perdre du temps, de ne pas contrôler notre vie et d’être actifs toujours et en tout lieu. Le monde va de plus en plus vite, et l’euthanasie n’est qu’une fuite en avant devant la mort. L’euthanasie fait taire les souffrances, toutes les souffrances. Car après qu’elle aura été proposée aux personnes présentant des souffrances physiques insurmontables, comment jugera-t-on les souffrances morales ? Et les souffrances sociales ? L’euthanasie ne sera-t-elle pas la voie sûre pour y échapper ?
L’euthanasie est l’illustration typique de la mort rationnelle. Une mort choisie, rapide, propre, sans dieu et sans souffrance. Le manque de spiritualité autour de la mort est aujourd’hui pathétique.
Le pragmatisme ambiant, pour ne pas dire le matérialisme, conduit à négliger les moments de spiritualité, ce qui rend nos vies bien pâles. Or, la spiritualité immanente à l’art sous toutes ses formes, résulte du fait que toutes les créations humaines luttent contre la disparition de l’individu, l’art étant pérenne, au contraire de la vie organique, fragile et vouée à la destruction.
Il est frappant, en lisant les blogs de personnes malades, de constater que la « découverte » de leur mortalité les conduit à accomplir un voyage initiatique du côté de leur condition évidente de finitude. Ainsi, des patients atteints de cancer, mais aussi de maladie de Parkinson ou de sclérose en plaques, font un chemin rapide vers une nouvelle façon d’envisager leur existence. Renonçant parfois à reprendre des habitudes de consommation, des amitiés hypocrites ou un travail peu épanouissant. La maladie grave joue un rôle de révélateur. Elle permet de chercher de nouvelles façons de vivre, tout en acceptant la mortalité physique. La maladie est une expérience nouvelle, comme pouvait l’être jadis l’épreuve de la guerre ou de l’exil.
Le débat sur la mort qui prend corps sur Internet ou dans les « romans de la maladie » publiés comme autant de témoignages des limites de la vie humaine est un exemple de quête de spiritualité moderne et laïque. Ce qui surprend est que la démarche réflexive ne prenne corps qu’à l’occasion d’une maladie, d’un deuil ou d’un traumatisme. Mais pour une personne qui aura eu le temps de se préparer à l’ineffable, combien seront convaincues que, face à la mort qui approche, le travail psychique nécessaire à une telle élaboration est bien trop lourd ?
Une mort judiciarisée tend à remplacer le questionnement existentiel de la finitude. La mort inacceptable devient alors une formalité juridique : j’ai déposé un testament de vie, c’est mon droit. Outre que l’euthanasie implique un soignant ou un médecin, pour lequel la contradiction avec le serment d’Hippocrate est évidente, il faut observer que la mise en oeuvre d’une mort médicalisée transgresse également les valeurs du pacte de soin établi implicitement entre soignants et soignés : celui qui mettra tout en oeuvre pour aider son patient du côté de la vie va basculer et accélérer sa mort. Cette question de valeurs n’est pas artificielle, mais elle perturbe les médecins français qui n’ont pas été formés juridiquement, éthiquement ni moralement pour rester, au fond, décideurs et surtout acteurs d’un tel choix.
La question de l’euthanasie est donc à la fois culturelle, historique et politique. Elle est sociale également. Regardons nos voisins, en Allemagne par exemple, où la question de l’euthanasie éveille les mauvais souvenirs du nazisme. On trouve plus de structures pour accueillir les handicapés de toutes sortes, qu’ils soient enfants ou adultes. Aux Pays-Bas, où la loi autorise, dans des conditions très particulières l’euthanasie de certains patients, cette décision conduit les familles et les soignants à s’entretenir longuement avec le patient souffrant et à préparer sa fin dans de multiples échanges. Il semble même paradoxal que de tels efforts soient faits lorsque la mort doit être donnée par un soignant, alors que toute mort naturelle mériterait une telle réflexion sur la mort.
Mais parler de la mort ne peut pas se réduire à l’affronter avec les mots en phase terminale. La mort peut être parlée dès le plus jeune âge. Ainsi, en classe maternelle, les enfants peuvent élever de petits animaux et échanger avec leur famille, leurs enseignants et leurs amis au sujet du cycle de vie de ces compagnons. Les enfants peuvent aussi visiter un cimetière, réfléchir en groupe aux âges de la vie, commenter des contes de fées.
Une meilleure compréhension du monde en résultera. Dès cet âge en effet, leurs parents, qui souvent poussent des cris d’orfraie lorsqu’on leur fait de telles propositions, n’hésitent pourtant pas à abandonner leur progéniture devant les informations télévisées, pourvoyeuses de nombreux documents filmés mettant en scène la mort d’un individu. La mort ne fait plus partie de notre monde domestique, elle a été mise à distance par l’augmentation de la durée de vie, par la médicalisation de la plupart des fins de vie, qui ont lieu à l’hôpital et dans les autres structures sanitaires, enfin, elle a été rejetée de la sphère familiale et sociale, du fait de l’éloignement et de l’éclatement des filiations.
Les dialogues autour de la fin de vie sont parfois riches d’authenticité et de réflexions philosophiques, mais, de plus en plus, ils échappent à la mise en sens du mourant et de son groupe. « Je vais mourir, j’aimerais te parler… » est souvent coupé par « Mais qu’est-ce que tu racontes ! » Installer un échange en fin de vie est possible si certaines questions peuvent être posées en amont d’une situation terminale pas toujours sereine. Quelles sont mes peurs, que vais-je perdre ? Qu’ai-je accompli et qu’est-ce qui m’a procuré les plus grandes joies. Mes peines, ce qui me reste à faire. Ce que j’aimerais transmettre, ce que j’espère pour mes proches, mes contemporains…
S’il peut sembler bien artificiel de proposer les jalons d’un entretien avec un proche qui va mourir, soulignons que les plus élémentaires de ces questions sont souvent tuées dans l’oeuf par le refus des proches, des soignants, d’aborder la fin de la vie.
L’absence de sens de sa vie pour celui qui va mourir est justement l’une des raisons de hâter la mort. On voit bien l’intérêt de réintroduire la mort « domestique » dans le discours public, celle de la majorité de notre population qui s’éteint, vieillissante, dans son lit. C’est ainsi que la fuite en avant vers l’euthanasie sera déjouée, et que le temps et l’échange reprendront leurs vertus, au moment le plus important de notre existence et de celle de nos proches.
Marie-Frédérique Bacqué, professeur de psychopathologie à l’université de Strasbourg, présidente de la Société de thanatologie