Cannabis thérapeutique : vers une expérimentation avant la fin 2019
Un comité d’experts avait donné son feu vert mi-décembre à cet usage « dans certaines situations cliniques et en cas de soulagement insuffisant » procuré par les traitements.
La porte est désormais ouverte pour une légalisation – encadrée – du cannabis à visée thérapeutique. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a jugé « pertinent », jeudi 27 décembre, d’autoriser l’usage de cette plante pour les patients « dans certaines situations cliniques » et « en cas de soulagement insuffisant ou d’une mauvaise tolérance des thérapeutiques, médicamenteuses ou non ».
Un avis qui reprend les conclusions émises le 13 décembre par le comité d’experts (CSST) mis en place par l’ANSM trois mois plus tôt à la demande de la ministre de la santé Agnès Buzyn.
Ce feu vert a aussitôt été accompagné de l’annonce d’un premier calendrier. D’ici à juin 2019, le comité d’experts devra avoir rendu ses conclusions sur les « modalités de prise en charge médicale » des patients et avoir défini les conditions d’une expérimentation. « On souhaite mettre celle-ci en place avant fin 2019 et avoir une généralisation en 2020 », explique au Monde Dominique Martin, le directeur général de l’ANSM, qui juge « importante » l’étape franchie jeudi. « On va vers une modification réglementaire qui rendra légal le fait de pouvoir utiliser du cannabis thérapeutique dans certaines circonstances », dit-il.
D’importantes limitations ont toutefois d’ores et déjà été posées, l’ANSM reprenant à son compte les indications formulées le 13 décembre. Seront ainsi concernées : les douleurs réfractaires, certaines formes d’épilepsie sévères et pharmacorésistantes, les soins de support en oncologie, les situations palliatives ou la spasticité douloureuse de la sclérose en plaques. Soit « quelques milliers de patients en France non soulagés par des traitements conventionnels », estime le professeur Nicolas Authier, qui préside le CSST.
Pas de joint médical
Autre modalité validée jeudi : le cannabis ne pourra pas être fumé en raison des « risques pour la santé » liés à la combustion. Pas de joint médical donc. Charge au CSST de faire des recommandations parmi les autres modes d’administration possibles : spray, inhalation, gélule, gouttes, suppositoires, huiles, voie sublinguale, patch… Le cannabis ne devrait par ailleurs pas être prescrit en première intention.
Certains contours de l’expérimentation à venir s’esquissent déjà. « On peut imaginer des centres qui géreront la dispensation comme cela a été fait à la fin des années 1970-1980 avec l’accès à la méthadone pour les patients héroïnomanes, détaille M. Authier. Cela permettrait de donner un accès gratuit aux patients tout en colligeant les données scientifiques. »
Beaucoup de questions restent encore à trancher. Tous les médecins pourront-ils en prescrire ou seuls quelques spécialistes (neurologues, cancérologues) seront-ils autorisés à le faire ? Quelle sera la formation pour les médecins ? Quel cannabis, sachant qu’il existe des dizaines de variétés et aucune préparation standardisée, sera prescrit ? Quel sera le dosage ? Qui cultivera la plante ? Quel sera le remboursement par la Sécurité sociale ?
Outre ces questions, qui figurent dans la feuille de route du CSST, d’autres, très concrètes, pourraient surgir au regard de la loi de 1970 prohibant tout usage de drogue illicite. « Comment se passera le dépistage au volant ? Ou au sein de l’entreprise ?, interroge Yann Bisiou, spécialiste du droit de la drogue à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III. Même si les personnes concernées sont souvent atteintes de pathologies très lourdes, et ne travaillent et ne conduisent plus, la question de leur insertion sociale se pose. »
Pas d’aide immédiate aux patients
Les patients français qui sont soulagés par le cannabis thérapeutique sont pour l’instant contraints de se fournir de façon illégale, sans garantie sur la qualité des produits, ou d’aller dans des pays où le cannabis médical est autorisé, comme la Suisse. « Ils sont amenés à vivre un parcours du combattant pour se fournir », souligne le docteur Pascal Douek, membre de la Fondation ARSEP pour la recherche sur la sclérose en plaque. Il pointe également un aspect financier « important » qui réserve de fait l’usage de cette plante à « une frange de la population qui en a les moyens ».
Pour aider ces patients jusqu’à la légalisation du cannabis thérapeutique, les treize membres du CSST avaient préconisé de mieux les identifier et de mieux les accompagner afin de les aider à « optimiser leur usage ». Cet avis, qui aurait pu être interprété comme une sorte d’appel à la tolérance des forces de l’ordre et des tribunaux, n’a pas été repris par l’ANSM.
« Que les praticiens aient une attention particulière avec ces patients, on le conçoit bien, même si ces produits ne sont pas autorisés, explique Dominique Martin. Mais cet avis du CSST ne pouvait être repris en tant que tel, nous sommes une autorité réglementaire et nos décisions ont une portée réglementaire. »
Une trentaine de pays dans le monde dont de nombreux Etats américains et le Canada autorisent déjà le cannabis thérapeutique, dont vingt et un de l’Union européenne ainsi que la Suisse, la Norvège, Israël et la Turquie.
François Béguin
TÉMOIGNAGES
Pour apaiser les douleurs neurologiques et musculaires dues à sa sclérose en plaque, Anna (le prénom a été modifié), 35 ans, éducatrice sportive dans l’ouest de la France, s’est vite aperçue que seul le cannabis était efficace. « Les médicaments, eux, me détraquaient d’un point de vue gastrique, hépatique et rénal. Ils rajoutaient des maux à une maladie déjà difficile à vivre », dit-elle.
Après une première tentative infructueuse, elle réussit à faire pousser dans son jardin une dizaine de pieds d’une variété médicinale de cannabis, ce qui lui permet aujourd’hui, tous les deux jours, de fumer un « petit » joint à base de fleurs séchées, sans tabac. Résultat : elle ne prend plus aucun médicament contre la douleur. « Je n’ai trouvé que ça qui me soulage vraiment », assure-t-elle, regrettant de devoir braver la loi pour accéder à quelque chose qui lui procure « autant de bénéfices et si peu de dommages collatéraux ».
Adèle (le prénom a été modifié), 44 ans, fonctionnaire dans le centre de la France, est également rapidement devenue adepte du cannabis thérapeutique pour soulager la spasticité liée à sa sclérose en plaque et ainsi retrouver une « qualité de vie ». « Avec une seule prise par jour, je ne sens pratiquement plus une crampe qui aurait pu durer cinq heures », explique-t-elle, vantant l’absence de tout effet secondaire. « J’avais des nuits hachées, je dors plus paisiblement. » Tous ses médecins sont non seulement au courant de cette consommation mais approuvent cet usage – non fumé – du cannabis.
Pour se procurer la plante, dont elle dit ne même pas pouvoir vanter les vertus sans tomber sous le coup de la loi, une de ses amies résidant en Suisse lui envoie chaque mois par la poste sous sachet scellé 15 grammes de bourgeons de Mango Haze, une variété contenant moins de 1 % de tétrahydrocannabinol (THC, la substance psychoactive du cannabis, interdite par la loi française) et 20 % de cannabidiol (CBD, une autre molécule du cannabis, non prohibée, sans effet euphorisant). « Avec cette variété, j’ai pu obtenir les effets positifs sans les effets délétères », raconte Adèle, qui en « machouille » un gros bourgeon chaque jour, vers 18 heures. « Rarement un deuxième. »
Le cannabis représente pour elle un poste de dépense conséquent, non pris en charge par la Sécu : une quinzaine de francs suisses, soit une centaine d’euros. « J’ai des parents qui m’aident financièrement explique Adèle, qui gagne environ 2 000 euros par mois. Mais comment font les personnes qui touchent l’allocation adulte handicapé ? Avec même pas 900 euros par mois, elles n’ont pas le budget… »
A chaque fois qu’elle va ouvrir sa boîte aux lettres, les jours où elle attend un paquet en provenance de Suisse, Adèle dit avoir « peur » qu’il y ait eu un signalement de la Poste. « Je sais que je cours un risque pénal, c’est une source d’angoisse. Du fait que ce soit illégal, il y a un sentiment d’injustice très profond chez les malades, on se sent abandonné. »
François Béguin